Publication sur Libération.fr : L'insoutenable légèreté du spermatozoïde -Impressions dans la masse du verre ( 180 x 60 )

Environnée de spermatozoïdes, qui frétillent tous de la queue vers elle dans une course aveugle, une bouteille à la forme parfaitement identifiable attend de se faire féconder. Cette image étrange, gravée comme un hologramme dans une dalle de verre géante, s’intitule COCA’IN. Le message est clair : sexe et consommation de masse, même addiction. Même compulsion. Même bêtise. Même absence de pensée. L’œuvre est signée Pierre Alivon.

«Pour la réalisation de cette œuvre, j’avais besoin de m’appuyer sur une symbolique forte, connue de tous et représentative du monde consumériste dans lequel désormais nous naissons, grandissons et mourrons. Plus qu’un symbole, j’ai trouvé dans la bouteille de Coca une véritable icône de la consommation de masse. La présence d’une multitudes de bouteilles de Coca-cola qui semblent fourmiller autour de la bouteille “mère” représentent la production de masse et de série. Cependant on peut voir à travers ces différentes bouteilles qu’elles essaient de se distinguer les unes des autres. Une caractéristique de notre société de consommation qui nous propose toujours plus de choix en nous offrant une multiplicité de produits ou un même produit et ses nombreuses déclinaisons afin de rendre l’acte de consommation unique et personnalisé, ce qui n’est qu’un leurre nous en conviendrons.»

Quand il parle de son œuvre, Pierre Alivon devient intarissable. Personne ne l’a vue encore, car il cherche un lieu où l’exposer. COCA'IN se présente comme une dalle de verre verticale, de la taille d’un homme, à l’intérieur de laquelle est «gravée» une image numérique. Sur le plan technique, la réalisation de cette stèle relève de la prouesse. L'artiste a payé 20 000 euros de sa poche pour la faire sculpter, de l'intérieur, suivant un procédé inédit : le verre a été fracturé par micro-impulsions, à l’aide d’un laser, durant une quinzaine de jours. Avec pour résultat un troublant jeu d'illusion… De loin, sous certains angles, l'image reste invisible. Il faut s’approcher de front pour voir, tel un fantôme, apparaitre la silhouette de la bouteille dans son bouillon de sperme. Puis, quand on s'éloigne, l’image disparaît à nouveau, presque aussi subliminale que ces messages de publicité qui utilisent l’érotisme pour vendre. «Les spermatozoïdes, ce sont nous», s'enthousiasme Pierre Alivon.

Afin de nous représenter, consommateurs que nous sommes, il a choisi le symbole le plus primaire qui soit. «Au moment de l’acte sexuel (acte universel et garant de notre survie, la bouteille a ici une connotation vaginale et se fait pénétrer), et plus exactement au moment de l’éjaculation, les spermatozoïdes se dirigeront vers l’ovule. Ce chemin vers l’ovule, c’est l’acte de consommation par essence, compulsif, épidermique, animal, sexuel, en un mot. Cette œuvre nous interroge donc sur l’avenir de l’homme évoluant dans un monde conditionné par la consommation et l’uniformité dans laquelle nous nous plongeons chaque jour un peu plus.»

Quand il nous compare à des spermatozoïdes, Pierre Alivon ne cherche bien sûr pas à dénigrer la procréation. Il pose juste une question : «Pourquoi procréer ?». Etes-vous sûr(e) que le choix d’avoir un enfant ne s’inscrit pas dans un parcours de consommation pré-établi ? «Le choix des futurs parents de mettre au monde leur premier enfant, n’est-il pas souvent placé au même rang que l’achat de la première voiture ou de la première acquisition immobilière ?, demande-t-il. Du haut de mes 40 ans, et sans vouloir tomber dans le “mythe de l’âge d’or”, je ne pense pas que le choix de procréation des jeunes générations soit toujours motivé par le sentiment amoureux mais plutôt par un certain nombre de données économiques.»

Pierre Alivon affirme avoir d'excellentes raisons de se montrer si méfiant à l’égard du baby-boom actuel. Il gagne sa vie comme professeur dans une école de photographie. Il a donc l’occasion de parler, beaucoup, avec des élèves dont les ambitions se réduisent souvent à zéro. De quoi rêvent-ils ?

Qu’attendent-t-ils de la vie ? Une grosse voiture et une belle pépé. Leur sexualité se limite au coït, en mode automatique, avec quelques pratiques cochonnes en option. Fellation, sodomie, comme dans ces films X calibrés pour faire jouir vite. Des désirs limités au stade zéro de l’imagination. «La publicité est d’ailleurs la première à jouer de cette image très réductrice et basique qui limite l’acte sexuel à une pulsion animale, explique Pierre Alivon. Je confronte donc l’acte de consommation à cette vision de l’acte sexuel compulsif qui nie toute notion d’effort et d’implication émotionnelle au profit du plaisir immédiat et de la performance et auxquels on tente de nous éduquer chaque jour. Je donne quelque cours à un public jeune, et —sans trop vouloir systématiser—, je note d’une manière générale que toutes leurs envies, ambitions, rêves, aspirations passent par le prisme de la consommation et du plaisir instantané. Je trouve cela très inquiétant, à cette période de construction de la vie ou beaucoup de choses se jouent et où toutes les utopies sont pourtant encore permises.»

Texte: Agnès Giard